Faut pas pousser...
Longue redescente du jardin par l'arête sud, environ dix-sept mètres « droit dans le pentu », pour arriver au pied du talus, où j’ai la chance de croiser ma compagne Marie, accrochée à la pente, occupée à cueillir les premières orties, promesses de quiches et de soupes réconfortantes.
Il parait que la neige revient.
Je ne sais pourquoi, me passe par la tête cette expression triviale : « Faut-pas pousser Mémé dans les orties ! ».J’ouvre le premier chapitre du Traité de lexicologie botanique populaire…
Quelle est donc cette « Mémé » menacée visiblement d’être précipitée dans le fossé ? Et qu’a-t-elle fait ? S’est-elle trompée dans les proportions de la pâte à crêpes ? A-t-elle, comme Ma Dalton, participé à l’attaque de la diligence de la Wells Fargo, et refusé de partager le magot ? Est-elle montée sur la scène du Hellfest Festival, à Clisson, pour chanter « Les roses blanches » ? On l’ignore. Et d’ailleurs qui est l’ignoble gougeât qui a menacé l’ancêtre ? Est-ce un projet de règlement de compte à propos de quelque trafic ? Aurait-elle acheté la mauvaise marque de pâte à tartiner ?
Mais au fait, j’y pense, si « Mémé » ne désignait pas une mamie, mais plutôt l’abréviation d’un prénom ? Melchior, Mémé ? Non. Melchior habite dans les beaux quartiers, et ne fréquente pas les talus. Mélissa ? Peu vraisemblable, les Mélissa ont des robes à fleurs, des bandeaux, et ne sortent pas de leurs chambres. Non. Si on l’appelle Mémé, c’est que la personne a vraisemblablement plus de soixante ans, et au moins un petit enfant. C’est logique. Au moins on sait ça.
Passons aux circonstances du fait divers. D’après le caractère rudéral de l’ortie, on peut supposer que la scène du drame se passe à l’extérieur, et à la campagne plutôt, près d’une grange vraisemblablement. Ou bien dans une friche industrielle, oui, c’est possible, car la plante urticante occupe les espaces délaissés par les hommes. Mais dans ce cas, l’ortie en question serait plutôt « Urtica urens », la courte variété aux aiguillons brûlants, plus agressive que la rurale « Urtica dioïca », aux rudes hampes élevées. On suppose que les bourreaux de la vieille dame s’y sont mis à plusieurs, car menacer de bousculer une grand-mère ne peut être que l’œuvre d’une bande de vauriens, vraisemblablement sous l’emprise de substances. Et d’ailleurs, qui se dresse pour protéger Mémé ? Qui prononce la fameuse formule protectrice ? Peut-être est-ce Mémé elle-même, parlant d’elle à troisième personne ? Auquel cas elle ne se mouche pas du pied, ce qui est de toutes les façons difficile à partir d’un certain âge, et alors la pousser dans les orties pourrait être une manière de corriger sa suffisance, discutable au plan moral, mais admissible si la vioque fait régulièrement preuve d’autant de vanité. Ou alors, seconde hypothèse, plus crédible, celui qui veut empêcher la projection de la sexagénaire dans la douve, s’il l’appelle « Mémé », est un membre de sa famille, vraisemblablement un de ses petits-enfants, car sinon il l’appellerait Jeanine, ou Claudette, ou bien Christiane.
En fait, rassurons-nous, Mémé ne tombe normalement jamais dans les orties : sa dégringolade dans le massif n’est qu’une fantasmagorie, une chimère, l’image du coup de pied inenvisageable à l’ordre établi.
Et pourtant, depuis une semaine, partout dans le monde, Mémé est dans les orties, et elle a bien du mal à se relever.
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