Le silence des phryganes
Levé de bonne heure. Je quitte à regret mon campement de la veille, et entreprends d’explorer ce matin la rive droite, un fin épaulement d’environ vingt centimètres de large. Il fait frais et le calme, au fond de cette gorge, comme depuis le début de mon aventure, est immense. Même l’eau n’y chante plus. Là-haut, ciel pur, pas un avion, pas une trainée de condensation. Ce silence monastique devrait apaiser et pourtant il attriste. Heureusement que je suis au fond de la ravinette, loin des drames des hommes, engagé dans la dérisoire mission de mon inutile exploration. Ma progression est heureusement facilitée par le presque tarissement des cascatelles, et j’avance vite. En quatre secondes environ, en trois pas à peine, j’atteins finalement une petite cuvette de pierraille, où viens mourir un ultime filet d’eau. Surprise : au fond du bassinet, il y a du monde ! Une assemblée de petits tubes de brindilles et de terre grise, longs d’environ trois à quatre centimètres, est là en plein colloque. Cà se trémousse, frétille, et avance, recule à petits pas sur l’argile brune. J’observe. Mais oui, bien sûr ! Enfant, je ramassais de pareils animalcules sur les berges de la rivière Jonte, pour servir d’appâts à pêcher la truite. Je creuse ma mémoire pour retrouver leur nom, afin d’avoir l’air moins bête à l’occasion de ces retrouvailles, la même vergogne que lorsqu’on rencontre un ami d’autrefois, à qui on sourit niaisement pour faire croire qu’on le reconnait. Que c’est loin ! Soixante ans sans se voir ! Honte d’avoir oublié, d’avoir préféré la botanique à l’entomologie. L’hypothétique nom qui trotte dans ma tête est celui de « porte-bois ». Je ferai ce soir des recherches en identification. Vacuité de la mémoire naturaliste. Je repars. Un pas. Voici, en surprise, un bouquet de crocus échappés du jardin, trois mètres plus haut. Ils sont plus altiers et superbes que leurs rustiques ancêtres « crocus vernus » qui poussent autour de notre cher refuge de l’Alpette, et dont jamasi nous n’aurions jusque-là manqué l’éclosion. La neige doit fondre, là-haut sur le plateau. Nous ne serons pas, hélas, cette année au rendez-vous. Là, c’est un jeune hêtre, un fayard de quinze ans environ, planté sur le versant nord par un écureuil ayant égaré quelques faînes : il a gardé toutes ses feuilles roussies de l’automne dernier, du temps, déjà si loin, de nos innocences. Mais ses bourgeons de l’année neuve sont là, promesse des jeunes feuilles qui viendront bientôt : la vie sera plus forte, une fois encore. C’est le phénomène de « marcescence ». Vive la marcescence des hommes ! Au bivouac de l’esprit, j’ai consulté les ouvrages savants pour retrouver la dénomination scientifique et véritables de mes « porte-bois » de tout à l’heure : il s’agit de larves de phryganes, insecte de l’ordre des trichoptères, famille des phryganeides et sont les marqueurs de la bonne qualité des eaux douces. J’aurais goûté aujourd’hui une miette de la leçon de choses, au moins la tragédie a du bon.
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