REMPLIR LA BOITE
Six degrés !
Du vent, de la bruine, et de la boue sur les chemins. Beaucoup de boue. Entrer dans cette région de la Creuse, connue comme le Pays des lacs, avec une météo plus qu’austère, est un exercice fort vivifiant. Il ne faut cependant pas se laisser envahir l’esprit par les noirs nuages qui éteignent le paysage et qui vous écrasent.
Pourtant, à certains moments, -est-ce le début de la fatigue ?- je me dis : « A quoi bon cette marche inutile ? Pour te prouver que l’âge n’a pas de prise ? » : Il en a ! « Pour retrouver l’innocence perdue, après le temps des noirceurs ? » : Quand elle s’achèvera, les pièges seront de nouveau là ! « Pour réfléchir, faire jeu de discourir intérieurement, te prétendre philosophe au rythme des pas, à l’imitation des péripatéticiens ? » : j’ai bien tenté, mais les idées se bousculent en un joyeux désordre, et Aristote aurait bien du mal à faire le tri ! « Pour retrouver ce que Montaigne a ressenti ? » Le Monsieur était à cheval, et son regard dépassait les talus : le mien reste souvent dans les fossés.
Non, finalement, je marche pour emplir d’images ma boite à rêves, et seulement pour ça. Ma boite. Celle que j’ouvrirai, plus tard, au moment de m’endormir dans des draps frais : revivre cet instant où le vent balaie de grains de brume l’étang qui l’insulte, revenir dans ces forêts moussues comme des temples abandonnés, repenser à ces manoirs fermés où l’on ne fait plus de feu depuis bien longtemps, réinventer le chant de ces oiseaux que je perçois, hélas, de moins en moins distinctement.
Pour ce pont de chemin de fer, orphelin depuis longtemps du feu des escarbilles, que je traverse tel Titus sous l’Arc de triomphe, pour les dômes de ces chênes de gloire qui me font prince, pour ce moulin dont la roue s’est arrêtée à mon passage, -c’est un signe !- et qui a connu bien des guerres, pour ces moments-là, vains et essentiels, je marche.
Dans deux jours, j’arriverai à Felletin, terme de la première partie de mon périple.
Deux semaines déjà depuis mon départ.
Que le monde est loin !
Et qu’il fait froid !
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